
Dans sa dernière lettre, le Dr Renald Lubérice signe une analyse percutante sur l’échec collectif du Conseil présidentiel de transition. Selon lui, le problème d’Haïti n’est pas un manque de compétences, mais un manque de lien et de confiance.
Il est des moments où une nation doit se regarder dans le miroir de ses propres contradictions.
Le Conseil présidentiel de transition, installé en avril 2024 après des mois d’impasse, devait symboliser la renaissance du politique en Haïti. Cet organe, composé de neuf personnalités respectées, devait prouver qu’un destin collectif pouvait naître du dialogue.
Un an plus tard, le constat est amer.
« Cette instance, censée incarner la collégialité, n’a produit que la discorde », écrit le Dr Renald Lubérice dans sa Lettre LLL012, publiée ce 20 octobre 2025.
Des élites compétentes, mais incapables de coopérer
« Nul ne peut dire que ces neuf personnalités manquaient d’envergure », rappelle Lubérice.
Il cite Fritz Alphonse Jean, économiste reconnu, Edgard Leblanc Fils, ancien président du Sénat, Leslie Voltaire, urbaniste formé à Cornell, Louis Gérald Gilles, Laurent Saint-Cyr, Emmanuel Vertilaire, Smith Augustin, Régine Abraham et Frinel Joseph.
Pris individuellement, ces profils incarnent le savoir et l’expérience.
Mais pris collectivement, ils ont offert, selon lui, « le spectacle désolant d’une paralysie politique et morale ».
Pour Lubérice, Haïti ne souffre pas d’un manque de talents, mais d’un déficit d’interactions constructives.
« L’intelligence individuelle ne suffit pas à produire une gouvernance efficace. Ce n’est pas la somme des savoirs qui fait la sagesse d’un groupe, mais la qualité du lien qui unit ses membres. »
Un pouvoir miné par la méfiance
Lubérice va plus loin : il voit dans cet échec le symptôme d’une pathologie nationale.
« Ce déficit de confiance n’est pas propre au Conseil présidentiel, il est structurellement haïtien », écrit-il.
Depuis deux siècles, les élites haïtiennes brillent par leur indépendance, mais peinent à coopérer durablement.
« Nous sommes prisonniers d’une lutte pour le capital symbolique : chacun veut exister par distinction, jamais par interdépendance. »
Ce rapport au pouvoir, fondé sur la défiance, explique selon lui la fragmentation politique actuelle.« Le Conseil présidentiel, censé représenter toutes les tendances, n’a fait que reproduire cette fracture originelle : technocrates contre militants, secteur privé contre partis, croyants contre pragmatiques. Résultat : neuf têtes, aucune voix. »
Une “pathologie relationnelle”
S’appuyant sur les travaux des chercheurs Thomas W. Malone et Anita Woolley, Lubérice évoque la notion d’intelligence collective.Selon eux, les groupes les plus efficaces sont ceux où les membres s’écoutent, partagent équitablement la parole et où les femmes jouent un rôle actif.
« Le Conseil présidentiel échoue sur ces trois points », observe-t-il.
« Il a fonctionné comme une assemblée d’individualités concurrentes, sans empathie mutuelle, sans égalité de participation et sans inclusion réelle des voix féminines. »
Pour lui, le mal est profond :
« Le politique haïtien reste prisonnier d’un imaginaire vertical : chacun parle pour dominer, non pour comprendre. Dans ces conditions, aucune intelligence collective ne peut émerger. »
Le miroir d’une société fragmentée
Ce qui se joue au sommet de l’État n’est, selon Lubérice, que le reflet d’une société tout entière.
« La défiance s’apprend dès l’école, se cultive dans les institutions et se transmet dans la vie publique. Nous avons bâti des structures de gouvernement, mais pas de culture de la gouvernance. »
Le pays ne manque pas de techniciens, souligne-t-il, mais de bâtisseurs de confiance.
« Le jour où nos élites accepteront que le pouvoir se partage comme une responsabilité, et non comme un butin, commencera peut-être la reconstruction morale du pays. »
Vers une révolution du lien
Dans sa conclusion, le Dr Lubérice plaide pour une révolution relationnelle.
« L’enjeu n’est pas de remplacer les élites, mais de réparer la relation. Il faut apprendre à décider ensemble, à écouter sans suspecter, à débattre sans détruire. »
Et d’ajouter :
« L’intelligence collective ne se décrète pas, elle se cultive — dans la parole, la confiance et la reconnaissance mutuelle. »
Pour lui, l’échec du Conseil présidentiel doit servir de leçon :
« Aucun diplôme, aucune expérience, aucune technicité ne remplacera jamais la capacité à coopérer. Haïti n’est pas un pays d’ignorants, mais une nation en déficit de connexion entre ses intelligences. Il nous manque la qualité du “nous”. Et sans ce “nous”, aucune République, aucun Conseil, aucune transition ne pourra jamais durer. »
Yves Manuel
RLnews ( RL)